Depuis qu’elle se savait enceinte, Victoire faisait très attention à ne plus toucher une seule goutte d’alcool et surtout, à manger équilibré. Certes, certains pourraient dire que c’était totalement stupide vu que le corps a besoin de tous les aliments pour être en bonne santé mais la vélane avait peur. Elle avait abandonné son appartement confortable pour se lancer dans la rénovation d’une future maison pour sa petite famille, elle devait faire attention à chacune de ses missions et savait très bien que bientôt, elle ne pourrait plus aller sur le terrain. Les changements dans sa vie lui plaisaient et la grisaient mais ils lui faisaient peur, aussi. Même si Lysander était à ses côtés, même si Gavried la soutenait, même si sa famille était là à n’importe quel moment.

Assise en tailleur sur le sol, Victoire laissa tomber ses crayons et passa une main sur son visage fatigué. Elle était dans la maison depuis l’aube et n’avait encore rien avalé. Pas très bon pour son bébé, ça. Vêtue d’une salopette en jean et d’un t-shirt blanc, elle n’était habillée que pour des travaux et ne pensait pas sortir en ville comme cela. Mais son ventre un peu rond grondait depuis un petit moment et sa concentration réclamait une bonne dose de café, cependant interdite. Des cheveux relevés dans un chignon totalement désordonné lui donnant un air négligé qui lui plaisait bien et des chaussures en toile grise complétaient sa tenue tout à fait inhabituelle. Quant à son visage dépourvu de maquillage mais rendu joyeux par sa situation de future baleine mère.

Sautant sur ses pieds, la jeune femme transplana directement dans sa chambre, enfila un pantalon en lin noir et un débardeur blanc avant de filer en direction de l’université. Les toutes nouvelles échoppes qui y avaient ouvertes étaient encore pleines de couleur et sentaient la peinture. Elle adorait ça. Sa veste en cuir sur le bras, son sac pendouillant sur son côté droit, la blonde marchait joyeusement entre les passants, touchant de temps à autre son petit ventre. Quand elle arriva devant le café que tenait Allen Bishop, le Bout du Monde, elle sourit et entra. Le nom était intéressant, elle savait l’ambiance joyeuse et les thés délicieux. Pas comme si son ventre réclamait de la caféine hein, mais la théine était déjà plus indiquée dans son cas.

A peine avait-elle fermé la porte derrière elle que son sourire perdit de son éclat. Accoudé au bar se tenait un homme qu’elle ne connaissait que de réputation mais dont elle se serait bien passé de rencontrer. Dalaigh McLaughlin, l’une des personnes les plus surveillées par la Police Magique. Son cabaret attirait bien des soupçons quant à ses activités mais on avait jamais pu trouver la moindre preuve, obligeant les policiers à rester dans les appartements alentours pour le surveiller du mieux qu’ils le pouvaient. Et à chaque fois que l’un d’entre eux essayait de se faire passer pour un client, c’est comme s’il se baladait avec un grand écriteau sur lequel était noté en lettres fluorescentes : Attention, flic sous couverture en espérant une infiltration réussie !. Le tout avec des flèches clignotantes qui le pointaient directement, bien entendu. Elle ne faisait pas partie de ses brigades-là et ne savait pas les informations exactes qu’elles pouvaient avoir sur cet homme mais elle ne risquait rien à tenter une approche, si ?

Bonjour Allen, j’aimerais un thé bien noir s’il te plait.

S’étant dirigée vers le bar, elle s’était elle aussi accoudée sur le plateau de bois et chercha des yeux un tabouret disponible avant de se tourner vers le fameux Dalaigh. Quand elle le fixa enfin réellement, elle ne put retenir un rapide haussement de sourcil. N’ayant jamais eu l’occasion de le voir en vrai, elle n’avait pas pu admirer d’elle-même les magnifiques ossements qui recouvraient entièrement sa peau. Enfin, entièrement elle n’en savait rien. Tout ce qu’il y avait de visible en tout cas. Certains trouvaient cela dégoutant et dérangeant, dans la Police, mais elle qui avait toujours admiré l’art de l’encre restait béate devant une œuvre pareille.

Intéressant. fut la seule parole qu’elle adressa à son voisin, ne sachant pas vraiment comment l’aborder. Parler de tatouages était peut-être la solution, aller savoir !

Ce soir, la Divine Comédie serait fermée. Les clients avaient été prévenus, une affichette avait même été collée sur la porte afin de mettre au courant ceux qui seraient tentés de venir pour la première fois ce soir-ci. Aucune explication n’avait été donnée au personnel et seuls Dalaigh, Oddie et Bérénice savaient les raisons de cette fermeture temporaire. D’abord, ils avaient tous besoin de vivre normalement, à la lumière du jour, ne serait-ce qu’une journée. Et surtout, il fallait absolument faire le ménage dans l’établissement. Pas dans la salle prévue pour tous, non, celle-là était lavée chaque jour par une compagnie indépendante et payée par le patron des lieux. Mais les sous-sols ne pouvaient pas être vus par n’importe qui, sauf si on lui lançait un Oubliette droit derrière, ce qui n’était pas des plus recommandé. C’est pour cette raison qu’une fois toutes les deux semaines environ, le cabaret fermait ses portes pour une soirée. Une petite soirée qui pouvait semblée bien longue aux habitués.

Dalaigh avait profité de ces deux jours de congé pour reprendre un rythme de sommeil normal, se levant avec le soleil et se couchant quand son corps le lui disait. Cela changeait considérablement de ses levées au milieu de l’après-midi et de ses couchés aux aurores. Mais son corps le remerciait de ses petites pauses durant lesquelles il pratiquait la course à pied dans les rues de la capitale anglaise. D’ailleurs, à peine avait-il ouvert les yeux qu’il avait sauté sur ses pieds, laissant aux deux filles le soin de se charger des nettoyages pour le début de la journée. Enfilant un simple bas de jogging et des baskets de course, il était sorti de son immeuble et s’était fait un plaisir de courir sur les pavés mal agencés de certaines rues qu’il connaissait maintenant très bien. Deux petites heures de footing lui avaient permis d’évacuer le stress de la vie nocturne et quand il était rentré dans son appartement, Oddie se réveillait à peine. Levant les yeux au ciel mais avec un sourire sur les lèvres, il lui reprocha de ne pas avoir aidé sa cadette à commencer la journée. Mais le regard que la brune lui offrit le fit se taire et, un baiser plus tard, ils s’enfilèrent sous la douche en même temps. Leur relation était quelque peu compliquée à suivre et à comprendre mais eux n’y réfléchissaient jamais, ne se demandant pas s’ils étaient ensemble ou si leur relation standard d’employé-employeur avait simplement pris un tournant plus… Charnel. De temps à autre, seulement.

Après une bonne douche fraiche, Dalaigh laissa la brune seule sous l’eau et se mit en quête de son jean noir et de son t-shirt gris. Il avait faim, après toutes ces dépenses d’énergie, et un croissant ainsi qu’un café seraient les bienvenus. Une fois qu’il mit la main sur ses habits, l’homme attrapa ses clés, enfila ses chaussures à la va-vite et dévala souplement les escaliers et prit la porte de devant, qui lui permettait de sortir directement dans la rue passante et pleine de monde. Cela faisait maintenant un bon moment qu’il habitait ici mais ses habitudes avaient changées depuis que l’Université Magique avait pris ses quartiers non loin de chez lui, faisant pousser un florilège de café, de bar et de magasins. Dalaigh n’avait pas encore eu l’occasion de tous les tester mais il avait déjà retenu un café, qu’il appréciait particulièrement. Peut-être était-ce son nom atypique qui lui avait plu, peut-être était-ce la bonne humeur des patrons. En tout cas, il y allait lorsqu’il le pouvait. Poussant la porte du Bout du Monde, l’homme squelette s’accouda au bar et commanda un café noir et un croissant. La salle était encore calme, il ne devait être que dix heures.

Sirotant calmement son breuvage que certains qualifient d’infâme, Dalaigh ne prêta pas tout de suite attention à la personne qui fit joyeusement sonner la cloche de la porte. Mais quand cette personne se mit à ses côtés et demanda un thé d’une voix particulièrement gaie, l’homme tourna la tête et détailla la jeune femme qui, quant à elle, semblait chercher quelque chose. Ses yeux se posèrent sur son petit ventre et il sourit. Une future mère, tient donc. Il ne l’avait jamais vue dans les parages et ça, il en était sûr. Une beauté pareille ne s’oubliait pas facilement et cette aura qu’elle dégageait était bien trop aberrante pour avoir disparu de ses souvenirs. Non, il ne l’avait jamais vue et il en était certain. Il remarqua du coin de l’œil son haussement de sourcil et retint un sourire. Cependant, le regard de la femme n’était pas désapprobateur mais admiratif. Aimait-elle les tatouages ?

Intéressant

Vous trouvez ? Je pourrais alors dire de votre aura qu’elle est tout aussi passionnante.

Un sourire en coin apparut sur le visage de la blonde et une image fugace traversa l’esprit de Dalaigh, sans qu’il parvienne à la saisir entre ses doigts immatériels. Peut-être se trompait-il, auparavant, car une impression de déjà-vu venait de lui titiller la cervelle. Qu’il perde l’esprit était aussi une solution valable, que cela soit clair.

Je m’appelle Dalaigh. Et vous êtes ?

Un thé noir n’est pas forcément meilleur qu’un café, dans votre condition.

Le serveur lui adressa un clin d’œil et Victoire put se concentrer sur la réponse que l’homme à ses côtés lui offrait. Enfin, elle nota les phrases qu’il lui dit sans pour autant arrêter ses réflexions. Car les paroles d’Allen étaient justes… Elle n’avait pas le droit de boire du café, ni quoi que ce soit qui contenait de la théine ou de la caféine en grandes quantités. Lysander se faisait un plaisir de le lui rappeler quand elle descendait dans la cuisine alors qu’il se faisait un café bien odorant. Quelle torture… Elle avait hâte d’accoucher. Pas seulement pour tenir son petit bout de chou et le couvrir de bisous mais aussi pour boire une énorme tasse de café.

Vous trouvez ? Je pourrais alors dire de votre aura qu’elle est tout aussi passionnante.

Victoire leva délicatement un sourcil. Son aura ? Qu’avait-elle de particulière ? Ah oui, ses origines vélanes… Elle les oubliait de plus en plus, depuis le début de sa grossesse. Ce qui n’était pas plus mal mais il arrivait qu’elle ne comprenne pas certaines allusions, comme celle que l’homme aux tatouages venait de lui faire. Avant, elle se serait amusée de cette remarque, en aurait joué, profité. Mais maintenant qu’elle était mariée et enceinte, elle laissait couler. Si elle avait voulu être sincère avec elle-même, Victoire aurait noté que c’était bien avant son mariage qu’elle avait changé. C’était….

Frottant légèrement son ventre dans un geste qu’on aurait pu confondre avec une impulsion maternelle, la vélane reçu son thé avec bonheur tandis que l’homme se présentait. Dalaigh. Prénom intéressant. Cet homme n’était décidément pas comme les autres… De par sa présence corporelle mais aussi sa prestance, droite et digne.

Je m’appelle Victoire. Ravie de faire votre connaissance, Monsieur Dalaigh.

Un petit silence s’installa entre les deux protagonistes, durant lequel Victoire but son thé avec délectation tandis que Dalaigh avalait son café noir. Quel plaisir il devait avoir de pouvoir boire ça… Un soupire échappa à la jeune femme et elle demanda un pain au chocolat à Allen. Les envies de femme enceinte qu’elle avait revenaient souvent aux envies qu’elle avait lorsqu’elle était enfant. Les fraises, le chocolat, les fruits bien juteux et les flûtes salées. Elle aurait bien mangé de la viande si elle avait eu le droit mais cela lui était tout autant interdit que le café… Quel dommage. Le bébé donna un léger coup dans son ventre et Vic posa sa main sur l’endroit de l’impact.

Oula, du calme là-dedans. Tu sais que maman n’aime pas recevoir des coups, mon chéri.

La voix de Victoire était douce et presque imperceptible. Il lui arrivait très souvent de parler au petit être qui était dans son ventre et elle savait que cela pouvait paraître bizarre, aussi s’excusa-t-elle auprès de son voisin. Il n’était pas rare de voir des femmes enceintes, mais il était moins courant qu’elles s’adressent à leur bébé au milieu d’un endroit public.

Désolée pour ça. Ce petit chenapan est aussi agité que son père lorsqu’il était enfant.

Dalaigh était peut-être le genre de personne à s'adoucir par la présence d'un bébé et Victoire ne prenait aucun risque en disant ce genre de choses. Elle n'était pas effrayée par la présence de cet individu et si leur rencontre pouvait aider les gars de la Justice Magique, il était tout à fait normal qu'elle essaie d'obtenir quelques informations. Il serait cependant difficile dans sa condition de faire croire qu'elle voulait de la drogue, surtout que l'endroit ne s'y prêtait pas. Mais elle pouvait toujours essayer de lui coller un mouchard. Ou d'apprendre son adresse.